L’architecture de la récup’ est en marche
Au quotidien, on adopte les principes de l’économie circulaire en allongeant la durée d’utilisation de ses produits, en réparant de vieux équipements, en échangeant ou revendant des objets d’occasion… Les gestes pour limiter le gaspillage des ressources et la production de déchets sont connus. Mais avez vous déjà entendu parler du bâtiment circulaire? Ou de réemploi des matériaux de construction? Cette pratique écologique – qui concerne tant les maisons individuelles que les complexes immobiliers, la rénovation que le nouveau bâti, le bricoleur du dimanche que les architectes – s’organise en Suisse et ailleurs. Elle est en train de bouleverser notre manière de penser l’architecture.
Le réemploi, c’est la réutilisation des matériaux tels quels, sans transformation. Autrement dit, une pratique ancestrale. De l’Egypte ancienne aux civilisations postérieures, le réemploi de matériaux a été largement entrepris.
Un peu d’histoire
Un des exemples historiques les plus connus est celui de la mosquée-cathédrale de Cordoue qui fut un temps la plus grande mosquée du monde après La Mecque. Cet édifice a été transformé à maintes reprises en prélevant des matériaux sur les bâtiments romains préexistants.
Au lendemain de la Révolution française, on trouve également un exemple célèbre de réemploi: les révolutionnaires déconstruisent alors, pierre par pierre, la Bastille pour ériger de nouveaux bâtiments. Car, pendant des centaines d’années, les villes furent considérées comme des mines de matériaux.
Plus tard, l’avènement des valeurs de la modernité entraîne des heures plus sombres pour la pratique de la récupération en architecture. Ainsi, à partir du milieu du XIXe siècle, la production industrielle de matériaux à faible coût et l’invention de systèmes de démolition rapide mettent à mal le réemploi. Mais il resurgit dans les années 60-70 comme symbole de la contre-culture américaine en matière d’habitat.
Alors que chez nous, les hippies retapaient des vieilles fermes, leurs frères américains construisaient Drop City dans le Colorado, avec des extraits de de carrosseries de voitures, tandis que le talentueux maçon Clarence Schmidt bâtissait à Woodstock la Maison aux miroirs faite d’un labyrinthe de fenêtres. Or, les Etats-Unis donnèrent rapidement une légitimité à cette pratique écologique marginale en mettant en place des dispositifs pédagogiques et en créant un nouveau métier, déconstructeur, qui consiste à extraire les matériaux sur le chantier avec soin.
En Suisse, la situation est bien différente qu’aux Etats-Unis dans les années 60-70. Davantage de normes, davantage de béton (plus difficilement démontable), le réemploi tardera à trouver une légitimité. D’autant que, côté coûts, il implique inévitablement du travail manuel et de la manutention.
Cependant, la pratique de la récup’ dans le bâtiment réapparaît dans les années 90 avec la création des Bauteilbörse (ou ressourceries) qui combinent un objectif mixte: éviter le gaspillage et employer des travailleurs en difficulté. Elle connaît surtout un regain d’intérêt depuis une dizaine d’années car un nombre croissant d’acteurs privés ou publics et d’architectes voient dans le réemploi le meilleur moyen de réduire les émissions de gaz à effet de serre, dont le secteur du bâtiment est l’un des plus gros contributeurs.
En effet, les déchets de construction et démolition constituent 65% des déchets générés en Suisse (Wälti et Almeida, 2016). Or, le réemploi se présente comme une solution bien plus avantageuse que l’élimination des déchets qui s’avère souvent coûteuse, en raison de la nécessité de les broyer, les brûler ou les enfouir. Quant au recyclage, il peut induire de grosses dépenses énergétiques pour transformer la matière en autre chose.
Aujourd’hui en Suisse
Si le recyclage en Suisse est actuellement à la pointe des pays développés, le réemploi est encore rare alors que la masse des éléments de construction susceptibles d’être réutilisée est particulièrement importante.
L’intégration d’éléments issus du réemploi nécessite encore une détermination solide de la part du maître de l’ouvrage et des mandataires même si les filières de revente de matériaux de construction et d’équipements d’occasion s’organisent peu à peu.
Les différents acteurs ont à prouver qu’il s’agit d’une pratique architecturale vectrice de qualité et d’esthétique. L’enjeu est aussi de démontrer que cette forme de récupération est économiquement viable tant pour les travaux de finitions que les structures porteuses du bâtiment et les éléments de gros œuvre (tuiles, briques, pierres, etc.).
Le bureau Baubüro in situ à Bâle – qui fait figure de pionnier en Suisse – a développé depuis 2015 plusieurs grands projets faisant largement usage du réemploi. Exemple avec un bâtiment industriel à Winterthur pour lequel les composants structurels (poutrelles métalliques) ont été récupérés dans un bâtiment voué à la démolition puis remontés de manière différente, sans faire fondre l’acier.
Aux côtés du Baubüro in situ, d’autres architectes se sont lancés dans cette démarche. À l’exemple en Suisse romande de Dettling Péléraux architectes ( avec le Centre de formation des métiers de la construction à Renens), de FAZ architectes (qui a eu l’idée ingénieuse de découper et récupérer des dalles en béton provenant de chantiers de démolition pour un projet à Meyrin) ou de Christian Jelk de l’atelier 404 à Ste-Croix (qui a guidé la coopérative DomaHabitare).
De même, la coopérative 2401 a travaillé sur le réemploi structurel de béton armé pour quatre ambitieux projets romands.
Un mouvement architectural international
En réalité, cet élan en faveur du réemploi s’observe encore davantage à l’étranger, comme l’a montré l’exposition itinérante Matière Grise (conçue en 2015 par le Pavillon de l’Arsenal à Paris). Aujourd’hui, les briques de seconde main construisent de nouveaux pavillons à Bruxelles; dans le Massachusetts, les portiques d’un viaduc autoroutier structurent une villa; à Saint-Denis, le bardage refusé pour un centre commercial enveloppe désormais la prestigieuse Académie nationale contemporaine des arts du cirque, etc. Bien que l’utilisation de matériaux récupérés soit encore marginale, les 75 projets de bâtiments sélectionnés ont largement témoigné du potentiel du réemploi.
Sur le même registre que l’exposition Matière Grise, le collectif d’architecture bruxellois Rotor développe aujourd’hui des concepts d’expositions, publie des ouvrages de référence et élabore des propositions relatives à de nouveaux modèles économiques dans le registre des flux de matériaux issus du secteur du bâtiment.
Autre indicateur de l’intérêt croissant pour la récupération, le lancement en 2021 des Trophées Bâtiments Circulaires par l’association française Le Booster du Réemploi et la plateforme de communication Construction 21. Leur site permet à tous de découvrir divers projets de construction et de rénovation ainsi que des témoignages et des retours d’expérience (candidats au prix 2022 ici, lauréats du prix 2022 ici, candidats au prix 2021 ici, lauréats du prix 2021 ici).
Parallèlement, un corpus théorique se constitue peu à peu. Plusieurs acteurs planchent ainsi sur l’élaboration d’une banque de données qui expliquerait simplement ce qui peut être conserver (ou pas) lors de travaux de démolition et de rénovation. À l’instar du projet européen FCRBE, qui a permis de rédiger 36 fiches pratiques de matériaux facilement réemployables (à consulter ici sur le site nweurope.eu).
Une pratique à l’échelle de l’aménagement intérieur
Remettre à neuf d’anciens matériaux de finition, utiliser des équipements de cuisine et de salle de bain d’occasion, remplacer une porte par un modèle déniché sur anibis… L’envie de donner une seconde vie aux équipements de la maison s’est naturellement frayée une place dans la rénovation de villas individuelles et autres petits bâtiments.
Mais bien qu’au départ le réemploi se soit développé dans l’agencement à travers la pratique du bricolage amateur, cette pratique tend à se professionnaliser aujourd’hui. D’une part, plusieurs architectes d’intérieur développent des projets pour réconcilier beau et économie circulaire comme en témoigne le travail du bureau suisse Apropå pour la Fondation Immobilière des Entreprises Sociales (FIDES). D’autre part, les designers et les éditeurs de mobilier s’emparent peu à peu de la thématique du réemploi en proposant diverses solutions pour mettre fin (peut-être!) à l’ère du tout jetable.